(Souvenir de l’École militaire)
I
Ce n’est pas pour ta blanche main,
Ni pour ton œil bleu, ma Suzette,
Que je dégaînerai demain ;
Non, c’est pour un morceau de pain
Sale, jeté dans mon assiette.
Parole ! je ne voulais pas.
On m’a dit : « L’honneur le réclame :
Le sang, à défaut du trépas,
Pour l’honneur, seul bien des soldats. »
Cela m’a mis du feu dans l’âme.
Grobillard guettait dans un coin
Les porteurs d’un brûlant message…
Suzette, que ces jours sont loin
Où je luttais à coups de poing
Pour une fleur de ton corsage !
Grobillard, mon grand ennemi,
Tordant sa moustache naissante
Et fermant un œil à demi,
Fredonnait do, sol, si, re, mi.
De sa voix la plus caressante.
Et, d’un geste fort dédaigneux,
Aux ambassadeurs de la guerre,
Il a désigné deux messieurs :
« Vous vous entendrez avec eux ;
Ce duel ne me trouble guère ! »
À quatre il se sont réunis.
Je me rengorge et me resserre,
Fier comme un bey de Tunis ;
Je ne donne pas deux pennys
De la peau de mon adversaire.
Enfin le tout est arrangé :
Dimanche, le bois de la Cambre
Me verra content et vengé,
À moins qu’à l’honneur outragé
Je n’ajoute le deuil d’un membre…
Ou même… On ne meurt qu’une fois,
Et je connais assez la terre.
Mais ne plus entendre ta voix.
Ne plus voir ton joli minois…
Oh ! si je n’étais militaire !
Il me faut, futur officier,
Élève aux armes spéciales,
Laisser la peur à l’épicier
Pâlissant au froid de l’acier,
Et moi braver sabres et balles.
II
Voici, j’ai fait mon testament :
Mon bien n’est pas lourd, ma Suzette,
La fortune vient en dormant.
J’ai dormi : le sort inclément
Ne m’a donné qu’une grisette,
Et je lui laisse, en souvenir
De nos promenades intimes,
Mon nom à chanter, à bénir ;
Puis mes cheveux… et l’avenir,
Avec quatre vingt-dix centimes.
Je te souhaite un amoureux
Tendre comme moi, mais plus riche ;
Mais pas de péquin langoureux ;
Plutôt alors un bouc affreux
À qui tu tires la barbiche !
Pas de larmes sur mon tombeau.
Tu composeras l’épitaphe :
« Ci-gît un pauvre jouvenceau
Qui déchira plus d’un manteau,
En ne songeant pas à l’agrafe. »
III
Suzette, reprends ta gaîté,
Relève ton voile de veuve,
Ajoute à ta robe d’été,
Pour fêter le ressuscité,
Un volant de dentelle neuve.
Glisse un bluet dans tes cheveux,
Car les bluets vont bien aux blondes.
Le destin a suivi tes vœux :
L’honneur est sauf et je ne veux
Guère visiter d’autres mondes.
Cela s’est gentiment passé :
Si je porte mon bras en manche,
Ne crains rien, le sabre a glissé
En m’écorchant ; il a laissé
Du vermillon sur la peau blanche.
Il faisait froid lorsque là-bas,
Dans une clairière isolée,
Sous les arbres lourds de frimas
Nous avons arrêté nos pas,
Le cœur battant, la main gelée.
Un petit vent aigre soufflait
À l’oreille un mauvais présage.
L’horizon était gris et laid,
La neige livide étalait
Son linceul, autre triste image.
N’importe, l’on s’est dépouillé,
Du collet jusqu’à la ceinture…
Aujourd’hui mon sabre est rouillé.
La neige seule t’a mouillé,
Toi ma défense et ma parure.
Mais je ne t’en aime pas moins,
Beau sabre ; à toi plus douce fête.
L’été nous courrons dans les foins.
Je te crois digne encor des soins
De la blanche main de Suzette.
Tu paras à moitié le coup
Qui m’aurait amputé le coude,
Et je te dois déjà beaucoup
De m’avoir épargné l’atout.
Aussi ne crains pas qu’on te boude.
Garde ton pur tranchant d’acier,
Pour d’autres combats, d’autres fêtes…
Alors, frappe sans t’effrayer.
Défends ton pays, ton foyer,
Contre d’odieuses conquêtes.
Suzette, tu connais la fin
De cette folâtre équipée :
Un bandage de linge fin
Renouvelé soir et matin
Sur ma chair quelque peu fripée.
Si l’on me tient à l’hôpital,
C’est pour me punir, ma mignonne ;
Cet hiver, point de carnaval :
Je ne puis escorter au bal
Ta fringante et blonde personne.
À travers les carreaux blafards,
La mascarade qui s’amuse
Me nargue de ses tons criards,
Et pour remplacer tes regards
Je n’ai que la voix de la muse.